mardi 1 novembre 2011

« Nous allons perdre la moitié du patrimoine culturel de l’humanité »

Par Agnès Rousseaux (27 octobre 2011)

 
Des 7 000 langues parlées dans le monde, la moitié vont disparaître d’ici une ou deux générations. Emportés par le paradigme de « développement », nous perdons une grande partie de notre patrimoine culturel, affirme Wade Davis, anthropologue canadien. Au nom de la modernité, des populations sont assujetties, les ressources pillées et les cultures anéanties. La diversité de notre patrimoine culturel est pourtant indispensable pour répondre aux défis auxquels nous serons confrontés, en tant qu’espèce, dans les siècles à venir.

Vous avez créé le terme « ethnosphère ». Que recouvre cette notion ? En quoi l’ethnosphère est-elle aujourd’hui menacée, comme la biosphère ?
Wade Davis [1] : L’ethnosphère, c’est la somme des pensées et des intuitions, des mythes, des croyances, des idées auxquelles l’homme a donné vie depuis qu’il est doué de conscience. J’ai créé ce mot pour avoir un principe organisateur de ma pensée. Les mots ont parfois du pouvoir : il y a trente-cinq ans, personne ne parlait de la biosphère, et maintenant cela fait partie du vocabulaire des écoliers. Comme la biosphère, l’ethnosphère est aujourd’hui sérieusement mise à mal. Sur les 7 000 langues actuellement parlées dans le monde, la moitié ne sont pas enseignées à des enfants : dans une ou deux générations, nous perdrons la moitié du patrimoine culturel de l’humanité ! Tous les 15 jours, le dernier locuteur d’une langue meurt.
Les mêmes forces qui menacent la biodiversité compromettent la diversité culturelle. La perte de langages est un indicateur d’un processus beaucoup plus important : l’érosion de la culture. L’anthropologue Margaret Mead s’inquiétait du fait que nous soyons en train de construire une culture moderne informe, sans concurrente. Elle craignait que l’humanité se réveille un jour sans souvenir de tout ce qu’elle a perdu. Que l’imagination humaine soit alors contenue à l’intérieur des limites d’une modalité intellectuelle et spirituelle unique. L’ethnosphère est pourtant le plus beau patrimoine de l’humanité.

Un des plus grands défis de notre civilisation est de comprendre qu’il existe d’autres options culturelles que les nôtres, écrivez-vous. Sommes-nous frappés de « myopie culturelle » ?
Les généticiens ont montré que nous sommes tous frères et sœurs, issus du même ancêtre africain. En 2 500 générations, nous avons conquis l’ensemble du globe. Et nous exprimons le même « génie humain », selon des voies culturelles différentes. Chacun cherche à répondre à la question fondamentale : qu’est-ce qu’être humain ? Les cultures du monde y répondent avec 7 000 voix différentes. Et ces réponses, collectivement, deviennent une sorte de répertoire de l’humanité : des milliers de façons différentes de répondre aux questions essentielles et de faire face aux défis auxquels nous serons confrontés, en tant qu’espèce, dans les siècles à venir.
L’univers social dans lequel nous existons est un modèle parmi d’autres, conséquence de choix effectués par notre lignée culturelle, depuis de nombreuses générations. Notre espèce existe depuis environ 200 000 ans. La révolution néolithique, qui a apporté l’agriculture et la sédentarité, date de 10 000 à 12 000 ans. On prend pour acquis le paradigme de la modernité technologique, alors qu’il a à peine 300 ans. Il ne représente pas la « vague suprême » de l’histoire, mais seulement une vision du monde. Occidentalisation, mondialisation, démocratie ou capitalisme, quelle que soit la dénomination de cette « modernité », elle n’est que l’expression d’une culture singulière, à un moment donné de l’histoire. Ce paradigme nous a amené plein de choses formidables, mais aussi beaucoup de précarité. Sans lui, on n’aurait pas envoyé d’hommes sur la Lune, mais on ne parlerait pas non plus aujourd’hui de changement climatique.
La façon dont on traite la Terre découle par définition de la façon dont nous pensons la Terre. Dans notre tradition culturelle, la Terre n’est pas vivante, l’homme est un esprit rationnel, et la science est un nettoyage de la « maison des croyances ». Quand nous avons embrassé la tradition rationaliste, nous avons rejeté la plupart des mythes, de la magie, du mysticisme. Quand vous voyez une montagne, vous pensez « mine de charbon » et non « divinité ». C’est une question d’éducation, et cela change votre vision du monde. Mais il n’y a pas de vision fausse ou vraie. L’important est de voir comment notre système de croyances change notre relation à l’environnement naturel. La culture est ce qui donne sens à la vie, ce qui permet de tirer une logique et de mettre de l’ordre dans un monde qui en manque.

Il y a une prétention des Occidentaux à penser qu’ils sont les seuls à accepter ou à créer le changement, et que les peuples qui disparaissent sont ceux qui sont restés immobiles...
Le changement est une constante de l’histoire. Ce n’est pas le changement qui menace l’intégrité des cultures, c’est le pouvoir. Nous considérons que les peuples indigènes ont vocation à disparaître, comme si c’était une loi de la nature, comme s’ils avaient échoué à être modernes. C’est faux. Ce sont des peuples dynamiques, poussés vers l’extinction par des forces extérieures, contre lesquelles ils ne peuvent lutter.
Le premier mensonge du paradigme culturel de « développement », c’est de considérer que tout le monde a envie de vivre de cette manière. Qui ne voudrait pas être américain, se dit-on ? Mais, dans ce pays, les habitants consomment deux tiers de la production mondiale d’antidépresseurs, et versent 400 millions de tonnes de déchets toxiques dans l’environnement. La Californie dépense plus pour ses prisons que pour ses universités. Et les jeunes Américains de 18 ans ont passé en moyenne l’équivalent de deux années devant la télévision ! Comment peut-on affirmer qu’une civilisation si « extrême » soit la meilleure ? Le second mensonge du paradigme de développement est de faire croire que si les gens abandonnent leurs traditions, ils seront – comme par magie – capables d’acquérir notre niveau d’aisance matérielle. Ce n’est pas vrai, ou alors il faut vraiment craindre pour la planète. Cela ne provoque souvent que désorientation, déception, aliénation. Ce que l’anthropologie montre, c’est que lorsque des gens subissent cette transition, une des conséquences est le chaos.

Pourquoi les peuples sont-ils poussés au changement ?
La « modernité » fournit une justification à l’assujettissement, avec souvent en arrière-fond l’extraction des ressources naturelles. Les nomades Penan, par exemple, ont une extraordinaire culture et une connaissance inouïe de la forêt. L’État de Malaisie a voulu leur donner des ordinateurs, leur apporter des médicaments, en suivant ce mythe de la modernité. C’est-à-dire nier aux Penan ce qu’ils sont. On leur a dit : « Pour devenir de vrais Malaisiens, vous devez sortir de la forêt. » Et pendant ce temps, on a détruit leur forêt… En 1993, quand je suis revenu chez les Penan, le gouvernement avait autorisé l’abattage des arbres sur 70 % de leurs terres. Et le reste était menacé par les activités illégales. En une génération, le monde des Penan a basculé. Et une des cultures nomades les plus extraordinaires au monde a été détruite. La plupart du temps, l’argument de la modernité est utilisé pour faire bouger les gens de leur terre et exploiter leurs ressources. Les génocides sont universellement condamnés, mais les ethnocides, cette destruction du mode de vie d’un peuple, sont appelées « politiques de développement » !

Une prise de recul, grâce à l’anthropologie, peut-elle permettre de changer cette situation ?
Nous devons commencer par repenser fondamentalement notre manière de générer de la richesse à partir des ressources du monde. Au Canada, pour créer une mine de charbon, il suffit de réunir quelques amis, de créer une entreprise, et tant qu’on garantit au gouvernement une source de revenus, des taxes ou royalties, on obtient le droit de transformer pour toujours une vallée sauvage. Dans notre système de pensée, il n’y a aucun moyen de mesurer l’industrialisation de la nature ou la valeur d’une terre préservée. Un exemple : vous vendez des roses, je viens chez vous et j’achète toutes vos roses, mais en partant je détruis votre maison. Vous vous plaignez que je n’ai pas payé pour la maison ou donné de compensation. Et je vous réponds : « La transaction concernait les roses, et non votre maison. » Elle concerne le charbon et non la vallée. Voyez comme c’est fou ! Qu’en tant qu’individu, si je verse de l’argent au gouvernement, j’obtienne le droit de détruire un endroit… C’est le modèle culturel que nous utilisons pour générer des richesses. Beaucoup disent que c’est la seule manière de faire. L’intérêt de la perspective anthropologique est de suggérer que notre manière de vivre n’est pas la seule possible et qu’il existe de nombreuses alternatives, d’autres manières de penser et d’agir, à ce moment particulier de l’histoire.

Vous dites que la disparition de langues est un des symptômes de cette souffrance, de cette érosion culturelle. Mais des langues disparaissent à toutes les époques : en quoi est-ce si important ?
Quand les gens me disent : « Ce serait plus simple si on avait tous la même culture et si on parlait tous la même langue », je réponds : « C’est une très bonne idée, à condition de choisir le yoruba, le lakota ou l’inuktitut ! » Une seule langue, c’est le fascisme. J’aime cette phrase d’Octavio Paz : « L’idéal d’une unique civilisation, qui sous-tend le culte du progrès et de la technique, nous mutile et nous appauvrit. Chaque vision du monde qui s’éteint, chaque culture qui disparaît réduit les possibilités de vie. » Quel problème cela me pose-t-il, ici à Paris, que certaines tribus en Amazonie disparaissent, par la violence ou par l’assimilation ? Sans doute aucun. Et quel problème cela pose-t-il à ces tribus amazoniennes que Paris disparaisse ? Probablement aucun. Mais le monde sera appauvri si l’un ou l’autre de ces événements arrive. La plupart des gens ne verront jamais une peinture de Monet ou n’entendront jamais une symphonie de Mozart, mais le monde serait affaibli si Monet ou Mozart n’avaient pas existé. Et nous ne parlons pas en ce moment de la perte d’une seule forme culturelle, mais d’une destruction en cascade sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
Ces voix sont précieuses car elles nous rappellent qu’il est possible de s’orienter autrement dans le monde. Ce n’est pas seulement une question de nostalgie ou d’exotisme, mais une question de stabilité et de survie géopolitique. Nous traitons, par exemple, le réchauffement climatique comme un problème technique ou scientifique. Nous oublions que pour une grande partie de la population, le changement climatique est vécu au quotidien. On estime que 60 % des glaciers chinois disparaîtront d’ici à la fin du siècle. La moitié de l’humanité dépend de ces fleuves [2]. Le Gange fournit de l’eau à 500 millions de personnes. Il deviendra sans doute, de notre vivant, un fleuve saisonnier. Les impacts économiques et humains seront immenses.

Est-il possible de mettre un frein à cette disparition, à cette mise en péril de l’ethnosphère ?
En 1975, quand je suis allé vivre pour la première fois avec les Indiens de Colombie, mes amis à Bogota me disaient : « Pourquoi vas-tu vivre avec ces gens sales ? » Un des premiers gestes des derniers présidents de Colombie a été de rencontrer les Indiens et de leur rendre hommage. La Colombie leur a rendu des terres. Le Canada a aussi redonné aux 26 000 Inuit le territoire du Nunavut, presque aussi grand que l’Europe occidentale. C’est une prise de conscience que les peuples autochtones, les Premières Nations, ne sont pas des peuples attardés, mais qu’ils nous montrent qu’il existe d’autres façons d’exister, d’autres visions de la vie, de la naissance ou de la mort. Je crois que cette attention envers les cultures et les langues est aujourd’hui plus forte dans le monde.

Propos recueillis par Agnès Rousseaux

Photo : © DR / © Ryan Hill
Wade Davis, Pour ne pas disparaitre : Pourquoi nous avons besoin de la sagesse ancestrale, éditions Albin Michel, 2011, 229 pages.

Notes

[1] Anthropologue et ethnobotaniste, spécialisé dans les cultures indigènes, il a été désigné par la National Geographic Society comme un des « Explorateurs du millénaire »
[2] Pendant la saison sèche, 70 % des eaux du Gange proviennent du glacier de Gangotri, qui recule de presque 40 mètres par an.

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