mardi 22 février 2011

HARTZA EST UNE PERSONNE

Stephan Carbonnaux m'a autorisé à publier ici ce texte récent qu'il avait proposé pour le recueil "Paroles d'écolos"

"A stéphan, pour avoir des ours sauvages à la place de La civilisation anti-
nature » Dédicace de François Terrasson, 1998

Je me souviens d’une discussion avec trois naturalistes pyrénéens, voilà près de douze ans, au sujet d’un texte rageur que j’avais écrit en réaction aux premiers lâchers d’ours. J’y défendais l’ours libre et sauvage, sans équipement électronique, dont le retour n’était pas un prétexte à publicités et à des projets stupides tel que celui d’un grand zoo qui devait présenter au public toutes les espèces d’ours du monde, à la station de ski du Mourtis et non loin de la tanière de feue l’ourse Mellba. A la fin de notre discussion, l’un des naturalistes conclut que je posais entre autres la question de savoir si on devait s’attacher à l’espèce, en l’occurrence l’ours brun, ou aux individus, lui penchant plutôt pour le sort de l’espèce. Nous avons dû nous quitter sur ce constat et n’en avons, je crois, plus jamais reparlé.
Le sort des individus m’a toujours interpellé, si bien que la défense des personnes confrontées à des difficultés et des injustices m’a toujours parue normale, tant dans ma vie privée que lorsque j’étais collaborateur d’un avocat. Le sort d’un individu nous met face à la réalité nue, il est aussi bien souvent une illustration d’un problème général ou d’une dérive qui affecte la société. Le combat d’Eric Pétetin, que j’ai défendu jusqu’au bout, révélait la brutalité d’une société anti-nature aveuglée par le mythe du Progrès. L’éviction de Madame X de la fonction publique, suivie de graves troubles psychologiques, montrait quelle violence masquée peut régner au sein du monde du travail. L’exclusion de Monsieur X d’un parti politique, et sa réintégration au terme des recours engagés, prouvaient, s’il le fallait encore, la fourberie du système politicien.
Au fil des années, me débarrassant petit-à-petit et avec efforts, d’idées reçues – elles sont tenaces et nombreuses ! -, j’en suis venu à considérer le monde des animaux, non pas comme une collection d’espèces, mais comme une société faite d’individus, de personnes, à l’image de la nôtre. Je me souviens de Lewis, un choucas recueilli tombé de son nid par un ami du village. Quel personnage ! Il parlait un peu, du reste comme pas mal de corvidés, il fondait du ciel sur mes frères et moi et nous piquait le crâne, s’amusant manifestement à nous effrayer, et puis, alors qu’il rentrait tous les soirs depuis des années dans sa cage, il disparut subitement. Je l’avais retrouvé quelques jours plus tard au sein d’une colonie établie dans les hautes cheminées d’un orphelinat. Notre ami lui rendit visite et constata que Lewis s’était apparié et qu’il ne désirait plus regagner sa volière. L’ornithologue Hermann Heinzel, qui eut une longue vie commune avec ces oiseaux, m’a raconté des histoires assez proches sur des choucas personnifiés.
Malgré cette expérience, et quelques autres, mon appartenance au monde de la protection de la nature n’a pas rendu aisée l’évolution que je décris plus haut. Comme le souligne le neurobiologiste Yves Christen, la plupart des défenseurs d’espèces animales menacées raisonnent en termes de biomasse : « ils admettent qu’on puisse tuer un éléphant ici, si on en sauve deux ailleurs. Dans l’espèce humaine, cela reviendrait à considérer que si, dans un village, un pédophile tue un enfant, tandis que deux autres naissent au même moment, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. » Je partage cette analyse qui s’applique d’ailleurs assez bien à la situation de l’ours-biomasse dans les Pyrénées.
S’il y a quinze ans j’étais de ceux qui trouvaient ridicule de nommer les ours, j’ai changé d’avis en ce sens que l’octroi d’un nom est un premier signe de personnification. Il est une reconnaissance de la singularité de l’animal dans une société desséchée où, en général, tout se réduit à des numéros. Ne désigne-t-on pas des ours ou des loups par des codes alphanumériques? Revenons dans le monde humain et rappelons-nous cette réponse en forme de cri de Patrick Mac Goohan, alias le numéro 6, dans la série « Le Prisonnier »: « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! » De même, si les parrains et marraines des ours relâchés avaient été choisis parmi les Homo pyrenaïcus, c’est-à-dire des personnes qui vivent sur les mêmes territoires que les ours, la démarche aurait sans doute profité au courant de sympathie pour ces animaux. Las, on leur a préféré des stars et peoples, sans liens charnels avec les Pyrénées, incapables d’assumer réellement leur parrainage (et qui s’en fichent sans doute), et donc déjà oubliés. C’est bien là l’extrême ambiguïté des relations entretenues entre une grande part des hommes et les ours: on les personnifie en apparence, pour au final en faire des objets plus que des sujets. La chose n’est pas récente. Qu’on se rappelle Lagaffe, une des trois ultimes ourses autochtones, à qui l’on reprochait trop de dégâts sur des moutons là plupart non gardés, capturée en 1992 aux fins de lui poser le premier collier émetteur jamais porté par un ours sur le sol français, et qui se détacha de son piège. Ce fut là le début de la fuite en avant technique dénoncée alors en vain par Claude Dendaletche. Avec les réintroductions, tout s’accéléra : colliers émetteurs, puis collier au cou et puce électronique enfoncée dans les chairs, recapture de l’ours s’il descend trop bas en altitude, etc. Qu’on n’oublie pas aussi le calvaire de Papillon, le plus vieux mâle autochtone, effarouché, piégé, anesthésié, opéré, délesté d’une de ses dents, relâché vacillant et qui mourut deux mois plus tard en juillet 2004 en vallée de Luz. Quel symbole de notre dégénérescence : nous avons fait du patriarche respecté un animal de laboratoire !
Notre société malade ne suscite que de bien faibles réactions immunitaires. Quels groupes de protection se sont insurgés contre ces pratiques ? Seuls quelques individus ont crié leur dégoût. Lors du festival du film animalier de Ménigoute à la Toussaint 2004, avec deux amis naturalistes, nous avions vérifié avec un certain effroi, en distribuant un court texte sur la mort de l’ours
Papillon, que de nombreux écologistes ou assimilés avaient intégrés, sans réflexion aucune, les dogmes du contrôle et de ce qu’on appelle la « gestion » de la faune. Une femme, résignée, m’avait répondu qu’on ne pouvait aujourd’hui plus faire autrement avec les grands animaux sauvages. Un homme, ex président d’une association de défense des ours, approuvait la capture du vieux Papillon sans vraiment me donner de raisons profondes. Si nous avions évidemment reçu des soutiens dans notre action, un malaise était né en moi, qui, avec les années, a confirmé mon constat d’un affaiblissement des esprits devant le diktat de la « gestion ». Pour paraphraser Jean-Claude Génot, on peut en effet écrire que « les ours sont malades de la gestion ». Nous nous sommes permis non seulement de les arracher à leur forêt natale, de les transporter loin de chez eux, de les relâcher dans un contexte difficile, mais aussi de les capturer de nouveau s’ils ne se comportent pas comme il serait correct à nos yeux de le faire. A la veille d’un troisième lâcher d’ours, une nouvelle étape est même en passe d’être franchie. A lire les déclarations officielles, il est envisagé de capturer une ourse des Pyrénées centrales pour la « déplacer » en Béarn où seuls subsistent des mâles, et de « retirer du massif » et de l’« envoyer dans un parc » tout animal qui poserait problème s'approchant trop souvent et trop près des habitations. De son côté, un enseignant en zootechnie à Toulouse aurait proposé que l’on « supprime » l’ours Pyros, d’origine slovène, un grand mâle jugé trop dominant, puis de lâcher des femelles d’origine cantabrique et slovène de part et d’autre de la chaîne pour mélanger les gènes. Dans ces conditions, et sans opposition majeure de la part de ceux qui prétendent défendre les ours, il y a fort à parier que la « gestion » des ours ne devienne une sorte d’élevage à moyen terme.

Né en 1969, Stéphan Carbonnaux ressent dès l’enfance une profonde attirance pour la nature. Il est initié à l’ornithologie par le grand-père d’un ami d’enfance, d’origine basque et béarnaise, qui lui fait découvrir les Pyrénées extrême occidentales, plusieurs provinces espagnoles, les barthes de l’Adour et bien d’autres lieux. Après un DEA de droit de l’environnement à Paris, il s’installe à Pau en 1993, comme objecteur de conscience au sein de la SEPANSO-Béarn, pour rejoindre le mouvement de défense de la vallée d’Aspe auquel il participe activement. Parallèlement, il est élu conseiller municipal au Plessis-Luzarches (Val d’Oise) pour deux mandats. Grâce aux écologistes locaux et à quelques autres élus, la vallée de l’Ysieux sera enfin classée après 14 ans de persévérance. Pour quelques années, Stéphan Carbonnaux sera l’assistant- collaborateur d’un avocat palois. En 2000, il cofonde avec des amis le Groupe ornithologique des
Pyrénées et de l’Adour et sa revue Le Casseur d’os dans laquelle il écrit des articles. Il a publié Le Cercle rouge. Voyages naturalistes de Robert Hainard dans les Pyrénées (Hesse, 2002), la biographie Robert Hainard. Chasseur au crayon (Hesse, Fondation Hainard, 2006), Le Cantique de l’ours. Petit plaidoyer pour le frère sauvage de l’homme (Transboréal, 2008). Au terme de longues années à défendre l’ours, notamment comme chargé de mission d’une association, il publie un essai, Le Pays des forêts sans ours, inclus dans l’ouvrage Plainte contre la France pour défaut de protection de l’ours des Pyrénées (Imho, mars 2010), Stéphan Carbonnaux a également travaillé à Enquête sur la littérature (Collectif, Le Grand Souffle, 2008), à l’anthologie Les Forêts sauvages de Robert Hainard (Hesse, Fondation Hainard, 2008) et écrit de temps à autre pour des revues et magazines. Il aime s’immerger dans la vaste nature sauvage, dans les Pyrénées, en Espagne, en Europe centrale et balkanique.
Etablis dans un village de la vallée d’Ossau, Stéphan Carbonnaux et sa compagne Marie Coquet ont créé une structure œuvrant à la réconciliation de l’homme et de la nature. Des conférences sont déjà proposées au plus grand nombre, divers projets sont en cours de préparation. «

2 commentaires:

Etienne H. BOYER a dit…

C'est un très beau texte auquel j'adhère à 100%.
Les ours, mais aussi tous les animaux sont des personnes. Des êtres vivants qui ont une personnalité, des sentiments, et dont les actes ne sont pas tous motivés par l'instinct et la nécessité de survivre.
Un philosophe (que je préfère oublier) disait que la différence entre les hommes et les animaux est que les premiers sont doués de raison, ce qui les rend supérieur...

Ben quand je vois des gens comme Kadhafi (pour n'en citer qu'un, mais je pourrais mettre Sarkozy et plein d'autres dans le même panier) je me demande ce qu'ils en font, de leur raison, ces humains soit disant supérieurs...

Il aurait mieux valu qu'on reste des singes, on aurait été moins cons!

Lurbeltz a dit…

Ben oui, c'est quoi un être vivant ? C'est un être libre, qui veut être libre, qui est jeune, qui devient vieux et qui meurt, qui pense à sa survie, à son bonheur, qui a des petits qu'il défend au péril de sa vie, qui a un territoire qu'il défend, qui a du sang dans les veines, souvent, des nerfs, des yeux, un coeur, un être qui a peur...
L'ours, l'homme et le loup répondent à cette définition de l'être vivant.